En Afrique de l’Ouest, le financement structuré reste encore marginal : à peine une poignée d’opérations chaque année, dans une zone où les besoins en infrastructures, énergie et logement se chiffrent pourtant en milliers de milliards de francs CFA. Ce paradoxe illustre l’écart entre la profondeur des besoins et la faible mobilisation des marchés de capitaux dans l’UEMOA. C’est dans ce contexte que la Côte d’Ivoire a lancé une opération de titrisation de 60 milliards FCFA, adossée au programme « Électricité Pour Tous » (PEPT). Objectif : financer 400 000 branchements supplémentaires, soit près de deux millions de bénéficiaires, tout en préservant les équilibres d’endettement public. À Dakar, lors du Structured Finance Africa Forum (SFA) organisé le 25 septembre par Invictus Capital & Finance, nous avons rencontré Olivier Gui, directeur général d’ALC Titrisation. Pour lui, la titrisation, encore perçue comme un outil de niche, est appelée à devenir un levier majeur de financement dans la région.
Agence Ecofin : L’État ivoirien a récemment lancé une opération de titrisation portant sur des créances liées aux branchements à l’électricité. De quoi s’agit-il exactement ?
Olivier Gui : Il s’agit de la titrisation des créances du programme Électricité Pour Tous (PEPT). Ce mécanisme a été conçu pour accélérer l’accès à l’électricité, notamment en zone rurale et périurbaine. Au départ, l’État électrifiait les villages, mais seuls les lampadaires publics étaient allumés : les ménages n’étaient pas raccordés, le coût du branchement étant trop élevé.
Le PEPT a donc été lancé : chaque foyer paie 1000 FCFA au moment de l’abonnement, puis le solde du kit de branchement – environ 149 000 FCFA – est étalé sur une période allant jusqu’à dix ans. Cela a permis de démocratiser l’accès à l’électricité. Mais comme les kits doivent être financés immédiatement et les remboursements s’étalent sur une décennie, un besoin de financement est apparu. C’est précisément ce besoin que la titrisation vient combler.
Agence Ecofin : Comment cette opération a-t-elle été structurée ?
Olivier Gui : Le programme global est de 120 milliards FCFA, en deux phases. La première, bouclée fin 2023, a embarqué la majorité des créances existantes. La deuxième, actuellement en cours, porte sur 60 milliards. Elle est organisée autour du FCTC [Fonds commun de titrisation de créances, NDLR] Électricité Pour Tous, agréé par le régulateur pour émettre des obligations et acquérir les créances. Il y a deux types de créances : celles déjà constituées, issues de branchements réalisés, et les créances futures, qui seront générées par les nouveaux raccordements.
« Il y a deux types de créances : celles déjà constituées, issues de branchements réalisés, et les créances futures, qui seront générées par les nouveaux raccordements. »
Dans la première phase, le portefeuille était composé aux deux tiers de créances existantes et à un tiers de futures. Dans la seconde phase, c’est l’inverse : deux tiers de futures, un tiers d’existantes. Les 60 milliards de la deuxième phase sont répartis en trois tranches : une tranche A, 7 ans, rémunérée à 7,5 %, destinée aux investisseurs régionaux (banques, assureurs, fonds de pension) ; une tranche B, 10 ans, à 8 % ; une tranche C, 15 ans, à 8,5 %, la maturité la plus longue jamais observée sur notre marché.
Lors de la première phase, la SFI avait souscrit l’intégralité de la tranche C (20 milliards), tandis que le fonds Emerging Africa Infrastructure Fund (EAIF) avait également investi. Nous avons repris la même logique dans cette deuxième phase, avec un fort intérêt des institutionnels.
Agence Ecofin : L’opération représente environ 60 milliards FCFA. Comment ce montant se compare-t-il au secteur de l’électricité dans son ensemble ?
Olivier Gui : Le chiffre d’affaires annuel du secteur se situe entre 500 et 600 milliards FCFA. Cette opération représente donc environ 10 % de ce volume, un montant tout à fait absorbable. C’est aussi ce qui rassure les investisseurs : les flux concernés restent modestes par rapport à l’ensemble du secteur.
« Le chiffre d’affaires annuel du secteur se situe entre 500 et 600 milliards FCFA. Cette opération représente donc environ 10 % de ce volume, un montant tout à fait absorbable. »
Agence Ecofin : N’est-ce pas risqué de s’appuyer autant sur des créances futures ?
Olivier Gui : Ce risque est maîtrisé. La Compagnie ivoirienne d’électricité (CIE) a une capacité de 550 000 branchements annuels, bien supérieure aux 400 000 visés dans cette phase. Depuis 2014, le PEPT a déjà permis de raccorder environ 2,5 millions de ménages. Le potentiel reste immense : il reste encore 2 à 3 millions de foyers à électrifier, soit plus de 10 millions de personnes.
Agence Ecofin : Comment avez-vous sécurisé l’opération pour éviter que les pertes de créances ne compromettent le remboursement des investisseurs ?
Olivier Gui : Plusieurs mécanismes de rehaussement de crédit ont été mis en place, notamment une surcollatéralisation de 94 %. Concrètement, pour 60 milliards d’obligations émises, il y a environ 67 milliards de créances en face. Cet excédent agit comme un amortisseur en cas de retard ou de défaut. De plus, la CIE, en tant que gestionnaire expérimenté, encaisse directement les paiements et sécurise les flux.
« Concrètement, pour 60 milliards d’obligations émises, il y a environ 67 milliards de créances en face. Cet excédent agit comme un amortisseur en cas de retard ou de défaut. »
Agence Ecofin : Que deviennent les excédents générés par le mécanisme ?
Olivier Gui : Ils sont reversés au cédant, c’est-à-dire au fonds PEPT. Ces ressources supplémentaires sont exclusivement réinjectées dans de nouveaux branchements. Rien n’est perdu : chaque franc contribue à étendre l’accès à l’électricité.
« Rien n’est perdu : chaque franc contribue à étendre l’accès à l’électricité. »
Agence Ecofin : Cette opération bénéficie-t-elle d’une garantie de l’État ?
Olivier Gui : Non. Il n’y a pas de garantie souveraine ni d’apport direct de l’État. Cela signifie que l’opération n’impacte pas l’endettement public. C’est un instrument gagnant-gagnant, encore trop méconnu, qui mérite d’être davantage vulgarisé auprès des décideurs publics et privés.
Agence Ecofin : Le contexte électoral actuel n’est-il pas un frein pour attirer les investisseurs ?
Olivier Gui : Pas du tout. Certes, nous sommes en période électorale, mais l’impact social du programme est tel qu’il ne peut pas être suspendu. Les branchements continuent. Les investisseurs institutionnels, notamment ceux positionnés sur des maturités longues, n’ont d’ailleurs pas évoqué ce contexte. Les souscriptions et décaissements se déroulent normalement.
« Certes, nous sommes en période électorale, mais l’impact social du programme est tel qu’il ne peut pas être suspendu. »
Agence Ecofin : On observe par ailleurs un regain d’activité sur le marché de la titrisation en UEMOA. Comment l’expliquez-vous ?
Olivier Gui : La titrisation s’installe progressivement. ALC Titrisation a obtenu son agrément en 2015 et réalisé sa première opération en 2018. Depuis, le marché a connu une dizaine d’opérations, avec une accélération récente. Après des pionniers comme Cofina ou NSIA Banque, de plus en plus d’acteurs s’y intéressent. L’opération PEPT, portée par un État, constitue un signal fort et devrait encourager d’autres initiatives publiques. La titrisation ne nécessite pas de garantie souveraine et n’alourdit pas la dette publique. C’est un instrument qui permet de financer des projets concrets – logements, infrastructures, énergie – sans passer par un endettement classique. C’est un atout considérable, encore trop sous-utilisé.
« La titrisation ne nécessite pas de garantie souveraine et n’alourdit pas la dette publique. »
Agence Ecofin : Quel est le potentiel de la titrisation dans la région, et faut-il craindre un scénario similaire à la crise de 2008 ?
Olivier Gui : Le potentiel est immense. La titrisation doit devenir un outil central de financement de nos économies, tant pour les besoins publics que privés. Contrairement aux subprimes hypothécaires qui avaient déclenché la crise de 2008, notre marché reste éloigné de ce type de produits à risque. Ici, les opérations sont adossées à des créances tangibles et suivies, assorties de mécanismes de contrôle et de surdimensionnement. Le cadre réglementaire de l’UEMOA a d’ailleurs été conçu en tirant les leçons de cette crise, ce qui en fait un dispositif prudent, mieux encadré et adapté à nos réalités. La dynamique actuelle montre que nous ne sommes qu’au début d’une montée en puissance durable.
« Le cadre réglementaire de l’UEMOA a d’ailleurs été conçu en tirant les leçons de la crise des subprimes de 2008, ce qui en fait un dispositif prudent, mieux encadré et adapté à nos réalités. »
Agence Ecofin : Quel est aujourd’hui le niveau de la concurrence sur ce marché ?
Olivier Gui : Initialement, nous étions deux ou trois acteurs agréés, dont BOAD Titrisation. Aujourd’hui, nous sommes six ou sept. Certains sont adossés à de grandes banques ou institutions, nous sommes l’un des rares indépendants. Mais le marché est loin d’être saturé : il y a de la place pour tout le monde, tant les besoins sont importants.
« Le marché est loin d’être saturé : il y a de la place pour tout le monde, tant les besoins sont importants. »
Agence Ecofin : Existe-t-il une coordination entre les différents opérateurs ?
Olivier Gui : Oui. Nous nous sommes regroupés récemment en association professionnelle des sociétés de gestion de fonds de titrisation. L’objectif est de mieux vulgariser l’instrument, de sensibiliser les autorités et les investisseurs, et d’accroître la visibilité du mécanisme. Plus l’outil est compris, plus il sera utilisé.
Agence Ecofin : Quel est votre mot de la fin ?
Olivier Gui : Un mot d’optimisme. Je suis convaincu que, d’ici trois à cinq ans, la titrisation sera au cœur du financement de nos économies. C’est un outil moderne, sûr et adapté à nos besoins. Son potentiel est infini, et notre rôle est de continuer à le vulgariser pour qu’il devienne un réflexe, aussi bien pour les États que pour le secteur privé.
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