Il est une monnaie que l’on croyait immuable, celle qui froisse les doigts et fait bruire les caisses des marchés. Le franc CFA, héritage colonial, fidèle compagnon des petites et grandes fortunes ouest-africaines, s’apprête à se dématérialiser. La BCEAO, cette vénérable institution héritière des idéaux d’un empire oublié, prépare son lancement officiel. Numérique, instantané, immatériel, il promet des transactions fluides et sécurisées, mais laisse planer un parfum étrange d’inquiétante modernité. Les billets volent vers le pixel. Et nous ? Nous sommes fascinés et légèrement sceptiques.
Éclat de papier
Le franc CFA, compagnon des marchés, des poches et des commis, n’a jamais été seulement une monnaie. Il a été un symbole, un pacte discret entre l’Afrique et l’Europe, une ficelle invisible tirant les économies de huit nations. Fondée en 1955, la BCEAO s’est peu à peu émancipée du joug parisien, déplaçant ses bureaux à Dakar en 1978, rêvant d’indépendance. Mais le lien avec l’Euro, cette chaîne invisible, est resté, et le CFA a continué à osciller au rythme des décisions lointaines. Aujourd’hui, cette danse de papier se prépare à devenir numérique. Les billets que l’on froissait entre nos doigts pourraient bientôt n’être plus que fantômes dans une mémoire de serveur.
Fantômes et octets
Le e-CFA n’a pas encore de corps réel dans les poches de la population. Il reste en phase préparatoire, testant ses algorithmes, ses applications et sa sécurité. Il se promet néanmoins de glisser bientôt dans les téléphones et les cartes, de se déverser dans les transactions électroniques comme une rivière de données prête à envahir le quotidien. Cette monnaie, encore captive des serveurs et des tests, se dresse déjà comme un chevalier numérique, armé d’algorithmes plutôt que d’acier, prêt à libérer et contraindre à la fois. Ironie ou coquetterie technique, le billet numérique pourrait devenir plus dépendant que le papier qu’il remplace.
Les mains invisibles
Avec le e-CFA, même les poches vides pourraient un jour participer au marché universel. Les villageois sans banque, les commerçants de ruelle, les familles dispersées dans la région, tous pourraient envoyer et recevoir de l’argent en un clin d’œil. Mais la poésie a un prix. La fracture numérique, le contrôle des infrastructures, la surveillance implicite, voilà les fantômes qui marchent aux côtés de cette modernité étincelante. La monnaie devient fluide, mais l’œil qui la suit demeure, patient et calculateur.
L’étrange souveraineté
Le e-CFA est un pas vers le futur et un rappel du passé. Il illustre cette étrange souveraineté partagée, une indépendance numérique qui flotte au-dessus de vieilles chaînes monétaires. Si l’on compare, dans le monde, aux CBDC comme le e-yuan chinois ou le e-naira nigérian, on voit des analogies fascinantes : toutes sont des monnaies numériques, émises par les banques centrales, mais chacune reflète la singularité de sa souveraineté nationale ou régionale. Le e-CFA, lui, reste ancré dans la zone CFA et sa parité avec l’euro, oscillant entre modernité et dépendance historique. Programmable, contrôlable, instantané, il pourrait, à la manière d’un spectre, réécrire les règles de la finance ouest-africaine sans que personne ne s’en aperçoive vraiment. Et nous restons là, à observer le frémissement des billets disparus, entre admiration et suspicion, fascinés par ce que nous ne pouvons toucher mais qui nous touchera sûrement.
seneweb