L’essor de la fibre en Afrique promet des gains de productivité, d’éducation et d’inclusion numérique. Pourtant, le continent affronte un paradoxe : une bande passante internationale abondante, mais des réseaux terrestres et urbains souvent insuffisants. Gouvernance, investissements et interconnexions régionales sont décisifs pour transformer ces autoroutes de données en services accessibles au plus grand nombre.
En deux décennies, l’Afrique est passée d’un continent quasiment hors-ligne à une région maillée par des dizaines de câbles sous-marins en fibre optique. Cette révolution silencieuse a fait bondir la capacité internationale, attiré des centres de données, accéléré l’essor du mobile et fait naître un tissu numérique inédit. Mais derrière cette croissance rapide se cache un tableau plus contrasté : des capitales encore mal desservies, des pays de l’hinterland tributaires de lents chantiers de dorsales régionales et une gouvernance de l’infrastructure largement pilotée par des acteurs privés étrangers, soulevant la question de la souveraineté numérique.
Le point de départ moderne, c’est 2001, avec l’entrée en service du système SAT-3/SAFE, première grande autoroute optique reliant l’Afrique australe et l’ouest du continent à l’Europe et à l’Asie, selon la Commission du haut débit pour le développement durable. Cette mise en service marque l’arrivée du « haut débit international » en Afrique subsaharienne, rompant avec l’ère du satellite alors cher et lent.
La suite tient du rattrapage express. De 2009 à 2012, une première vague de systèmes (SEACOM, EASSy, WACS, ACE…) multiplie les atterrissements. Une seconde vague, depuis le milieu des années 2010, est portée par les géants du numérique et les grands opérateurs : Google a activé Equiano (côte atlantique) en 2023, Meta mène le consortium 2Africa qui déploie depuis 2023 son système autour du continent et se prolonge vers le Golfe et l’Asie.
Résultat : au début de 2025, l’édition « Africa Telecom Map 2025 » de TeleGeography recensait 77 systèmes de câbles « actifs ou en construction » connectés au continent — un ordre de grandeur impensable il y a vingt ans. L’Egypte et l’Afrique du Sud accueillent à eux deux 30 câbles, respectivement 19 et 11. Sur le plan mondial, TeleGeography dénombrait 597 systèmes et 1 712 points d’atterrissage sur sa carte en mai 2025. L’Afrique restait la région où la croissance de la bande passante internationale est la plus rapide sur la période 2021-2025.

Source : TeleGeography. Submarine Cable map, septembre 2025
« La bande passante internationale totale atteint désormais un nombre impressionnant de 1 835 Tbps [Térabits par seconde, NDLR], ce qui représente un taux de croissance annuel composé (TCAC) de 24 % sur quatre ans. Bien que le rythme de croissance ait légèrement ralenti ces dernières années, la bande passante a tout de même plus que doublé depuis 2021. Naturellement, la croissance de la capacité varie selon les régions. Une fois de plus, l’Afrique a ouvert la voie avec la croissance la plus rapide de la bande passante internet internationale, avec un taux d’expansion annuel composé de 38 % entre 2021 et 2025 », indiquait Paul Brodsky, directeur de recherche senior chez TeleGeography.
Cette capacité supplémentaire n’est pas qu’une statistique : elle se traduit par une baisse du coût de transit IP et, lorsque les conditions locales suivent, par des débits plus élevés et des prix de détail en recul. L’étude d’impact d’Equiano en Afrique du Sud anticipe ainsi une hausse des débits moyens de 28 Mégabits par seconde en 2021 à 75 Mbps en 2025, et une baisse de 21 % des prix de détail, via la pression concurrentielle et la diversité de routes.
La « fracture des fibres » : des atterrissements côtiers… sans maillage intérieur
Pourtant, accueillir un câble sur sa plage ne garantit pas l’effectivité de la connectivité par fibre jusqu’au plus près des populations qui en ont besoin. Plusieurs pays côtiers hébergent des stations d’atterrissement, mais restent peu couverts par un réseau national de fibre (backbone), condition pourtant indispensable pour diffuser la capacité jusque chez les opérateurs, les écoles et les entreprises à l’intérieur des terres. Sans dorsales nationales et transfrontalières, la capacité demeure cantonnée aux côtes. En novembre 2024, le rapport « Africa Broadband Outlook 2024 » de l’Union africaine des télécommunications (ATU) et d’Africa Analysis indiquait que sur un continent d’une superficie de 30 millions de kilomètres carrés, l’Afrique comptabilisait un total de 2 130 506 km de réseaux terrestres à fibre optique opérationnels. Le total des fibres opérationnelles à travers l’Afrique s’élevait à 1 337 158 km, avec 112 373 km en construction et 124 179 km supplémentaires en phase de planification.
L’UIT révèle qu’en 2024, moins d’un Africain sur 100 était abonné à l’internet fixe contre une moyenne mondiale de 18 pour 100. Seules les Seychelles et Maurice font figure d’exceptions, avec respectivement 27 et 31 abonnements pour 100 habitants. Dans presque tous les autres pays, ce taux ne dépasse pas 4 pour 100. L’absence d’infrastructures, notamment la faible proximité avec les nœuds de fibre optique (seulement 30 % de la population vit à moins de 10 km d’un nœud), freine considérablement le déploiement de cette technologie. Pour ce qui est du haut débit mobile qui domine largement l’accès à Internet sur le continent, 52 Africains y étaient abonnés pour 100 habitants. Cependant l’Afrique, avec le taux d’utilisateurs le plus bas parmi toutes les régions, restait loin derrière la moyenne mondiale de 95 abonnements pour 100.

Source : UIT
Le sort des 17 pays africains sans littoral dépend de l’extension de fibres transfrontalières depuis les ports d’atterrissement. Or nombre de programmes sous-régionaux n’ont pas atteint les objectifs escomptés. Le Central African Backbone (CAB), lancé en 2007 pour créer un réseau communautaire de fibre optique en Afrique centrale, a connu des performances inégales et des retards qui ont une incidence sur l’inclusion numérique dans la sous-région. Pareil en Afrique de l’Ouest où le programme régional d’infrastructures de communication en Afrique de l’Ouest (WARCIP), financé par la Banque mondiale, a connu des ratés, notamment du fait de la crise politique dans plusieurs pays comme le Mali où l’Etat s’est tourné vers d’autres partenaires. Le 3 janvier 2024, le Conseil des ministres avait approuvé l’extension du réseau national de fibre optique dans les zones de Mopti, Koro, Tombouctou, Gao, Ansongo et Labenzaga. Le chantier de 24 mois, évalué à 117,3 millions $, avait été confié à la société chinoise China International Telecommunication Construction Corporation.
Un financement de plus en plus privé et étranger
La multiplication des câbles sous-marins de fibre optique en Afrique, c’est aussi une question de souveraineté numérique. Là où les systèmes des années 2000 étaient principalement soutenus par des consortiums d’opérateurs historiques, les projets plus récents se trouvent désormais au centre de rivalités géopolitiques et technologiques, menés par de grands acteurs privés internationaux. L’américain Meta mène 2Africa avec des opérateurs partenaires (Vodafone, Orange, MTN, Telecom Egypt, WIOCC…), Google a financé Equiano et annonce Umoja, première route directe Afrique–Australie. Le câble PEACE, activé en 2022 par la Chine à travers la société HMN Tech, traduit bien qu’au-delà des intérêts financiers figurent aussi des enjeux géopolitiques. La montée en puissance des intérêts étrangers dans les infrastructures de connectivité internet de l’Afrique a certes des effets bénéfiques — plus de capacité, plus de redondance —, mais soulève des questions sur l’indépendance numérique du continent. Le Cadre de politique des données de l’Union africaine (2022) appelle justement à renforcer la gouvernance des infrastructures et des données au service de l’intégration continentale.
De la mer au dernier kilomètre
L’Afrique est mieux reliée au monde qu’elle ne l’a jamais été et demeure la région la plus dynamique en croissance de bande passante internationale. Mais tant que la fibre restera une promesse littorale, la fracture numérique persistera. L’enjeu des cinq prochaines années est moins de poser de nouveaux câbles au large que d’apporter la fibre jusque dans l’hinterland, en recalibrant la gouvernance de ces actifs stratégiques. Cela suppose prioriser les backbones nationaux et transfrontaliers en finançant autrement les infrastructures numériques (faire évoluer les fonds de service universel, privilégier les partenariats public-privé orientés vers des infrastructures neutres), renforcer ces corridors numériques en combinant énergie efficace et sûreté pour convertir la capacité sous-marine en service utile pour la FTTH et la 4G/5G. Il est aussi judicieux d’encourager davantage la mutualisation des infrastructures en soutenant le développement des points d’échange internet (IXP) et centres de données locaux indispensables à l’amélioration de la qualité du débit et la baisse des prix.
Sans décourager l’investissement privé, les États africains et l’Union africaine peuvent aussi exiger des clauses de transparence, d’accès équitable et de sécurité dans les licences de câble, coordonner les exigences de redondance de routes et arrimer ces obligations à la stratégie de données continentale.